« Vous comprenez Mrs. Rango, nous avons besoin de ces informations pour traiter votre demande. » Je lève les yeux au ciel et soupire. Je suis tout bonnement incapable de leur fournir ces informations ! Je ne les ai pas ! Et si je les avais eu, j'en aurais fait un tout autre usage. Je me serais probablement empressée de mettre la main sur mon prétendu mari pour lui botter le cul avec ma nouvelle paire de Louboutin, payée avec mon argent, gagné à la sueur de mon front ! Je me racle la gorge discrètement, pour reprendre un certain aplomb et ne pas me jeter sur cette assistante sociale. Je peux m'épargner l'étiquette de furie enragée... « Écoutez... Tout ce que je veux, c'est annuler ce mariage. » Elle me regarde, sans doute agacée par mon entêtement. « Je l'ai bien compris. Seulement, le délais de rétraction est dépassé de loin. Il faut entamer une procédure de divorce, envoyer les documents à votre mari. » Je me demande si elle n'a pas un saladier de compote de pommes à la place du cerveau. « Mais je vous dis que je ne sais pas où il est ! » Je m'emporte, tape du poing sur la table. En réalisant que j'ai un bon en avant, et que je suis désormais penchée au-dessus du bureau, debout, face à l'assistante sociale, je me ravise. « Vous voulez des informations ? Je vais vous en donner ! Je vais vous raconter toute mon histoire et vous noterez ce qui vous intéresse vraiment. » Je vais réellement faire ça ? Ok. Voilà ce que je lui ai confié, à cette bonne dame !

Je pourrais dire que j'ai eu un parcours complètement banale et traditionnel pour une petite américaine, née dans une famille modeste mais aux revenus suffisants pour élever trois enfants correctement. Mon père est un fils d'immigré irlandais. Quand à ma mère, c'est une américaine pure souche, texane jusqu'au bout des chromosomes. Je me suis toujours située dans la moyenne, loin des clubs de sciences, d'échecs et des petits rats de bibliothèques... Et pourtant, pas assez superficielle pour intégrer le clan très select des sportifs et de leurs groupies. Mais moi, ça m'allait. J'avais une tête pas trop vide, et une bouille angélique. Mon frère ainé, Eric, veillait sur moi ; et je pouvais être fière de servir de modèle à ma cadette, Jody. Nous vivions dans une petite maison, dans la banlieue de Chicago. Je rêvais d'être archéologue, j'adorais manger de la glace au citron lorsqu'il faisait chaud, je craquais sur mon coéquipier en cours de chimie, et bien sûr je confiais tout ça à ma meilleure amie, Anita... Alors est-ce que ces informations allaient aider l'assistante sociale pour mon dossier ? Absolument pas ! Et j'en avais bien conscience. Je donnais un maximum de détails, pour atteindre les limites de sa patience. Je comptais bien la saouler, comme elle m'avait agacé. 

« Cloé ! Ils vont annoncer les résultats ! » Anita était surexcitée, alors que pour ma part, je trainais un peu les pieds. Je ne comprenais pas vraiment l’engouement de chacun pour cette fameuse cérémonie. Il ne s'agissait que d'une stupide couronne en plastique, recouverte de strass. Le titre n'avait rien de bien prestigieux. Roi et Reine d'une promotion... Il n'y avait aucun suspens ! C'était forcément ceux qui régnaient tout au long de l'année au sein du lycée. « Oui, oui... J'arrive ! » Anita fronce les sourcils et me presse. Je réajustais ma robe, et me retournais afin de quitter les toilettes pour femme, lorsqu'on me bouscula. Toujours les mêmes ! Ces divas, aux cheveux parfaits, à la robe indécente, et aux talons vertigineux. Je lançais un regard à ma meilleure amie, qui en disait long. On s'en fichait ! Peu importe que l'on soit admirée ou non ; le mépris de ces poupées nous passait au-dessus. Et puis, on a une règle d'or entre nous : « Oublie les garces, et vient danser ! » Anita me le chuchota, alors que nous étions entrain de regagner la grande salle. Cette année, ce fut à Audrey Lewis qui fut couronnée. Tout le monde l'applaudissait, alors qu'elle sautillait sur place, comme une petite puce. Elle se donnait tellement de mal pour atteindre cette prétendue perfection, que je ne pouvais qu'être contente pour elle. Comme la plupart des gens de cette salle au final. Affichant un léger sourire, Anita me donna un petit coup de coude dans le bras. Puis, une fois mon attention retenue, elle me désigna Damian. Ce dernier se fraya un chemin jusqu'à nous, et me tendit un verre de punch sans alcool. « T'es sublime Cloé... » Anita toussota. « Oh... Eum, toi aussi Ani... » Elle le coupa dans son élan. « Te fatigue pas, tombeur ! » Elle riait doucement, s'éloignant à reculons avec un sourire suspect. Comprenant son petit manège, je me planquais rapidement derrière mon verre, buvant alors une grande gorgée de jus de fruits. « Tu m'accorderais une danse ? » Rougissante, j'acceptais et le suivais jusqu'à la piste. Ma main dans la sienne, oubliant alors le reste du monde. Je m'étais laissée guider, bercée par la mélodie et son souffle chaud sur ma joue. « Pour moi, c'est toi la reine de la soirée... » Ces quelques mots, chuchotés à mon oreille, avaient fini de me faire fondre. Et c'était comme ça que tout avait vraiment commencé. Amoureuse, j'étais loin de me douter que j'en arriverais là...

On a fini le lycée ensemble. En tant que couple. Et on s'aimait, sincèrement. Ça sonnait comme une évidence entre nous, et j'étais fière de notre histoire, de notre complicité. On a même fait des envieux, tant cela paraissait si simple entre nous. Anita a toujours prétendu être à la source de notre couple, comme une marraine féérique dans un conte pour enfant, veillant à ce que la belle ait son prince. Et j'étais ce petit bout de femme fragile, au quotidien. Damian avait su gagner la confiance de mes proches, veillant à ce qu'il ne m'arrive rien. Même Eric avait lâché du leste dans son boulot de grand frère protecteur, alors qu'il avait toujours tenu à ce rôle ! A 18 ans, Damian a décroché une bourse sportive, pour du soccer. Il est parti dans une grande faculté, alors que je suis restée dans la région. La séparation a été difficile. On avait été si fusionnels... La distance a été plus ou moins gérable, et à mes yeux n'a fait que renforcer nos sentiments. On pouvait dire que tout allait bien... Et un beau matin...

« Cloé ! On a sonné à la porte, tu peux ouvrir ? » Je soupirais et reposais mon bouquin. C'était tellement difficile de s'y mettre, que le moindre dérangement en devenait un brin irritant. Mais j'allais tout de même voir ce qui se passait, pensant probablement à une livraison ou encore aux amis de mes frères et sœurs. Comme à mon habitude, je trainais des pieds. Mon pull glissait sur mon épaule, et je n'arrêtais pas de le remonter. On sonna à nouveau. « Ça va, j'arrive ! » Passant une main dans mes cheveux, je relevais le tête ou en ouvrant la porte. « Qu'est-ce que... » Je venais de me figer sur place, les yeux écarquillés, muette. Impossible ! Il me fallait le temps d'assimiler ce qu'il se passait pour finir par plaquer mes mains devant ma bouche et me retenir de hurler... de joie. « Je ne pensais pas faire une entrée aussi... wow ! » Il était là, devant moi. Après plusieurs mois à s'écrire et s'appeler, sans pouvoir réellement se voir... Damian se trouvait sur mon palier, avec ce sourire en coin qui me rendait dingue et cette étincelle de malice dans le regard. Je me jetais à son coup, trop heureuse de le retrouver. Et bien évidemment, j'avais alerté toute la famille. Eric avait été le premier à rappliquer, laissant un sourire se dessiner sur ses lèvres en me voyant blottie contre mon petit ami, devenu comme un frère pour lui. Jody et mes parents nous rejoignirent, pour lui offrir un accueil chaleureux. J'en oubliais mon livre, mes angoisses face aux examens qui approchaient, mes difficultés en cours. Je ne pensais qu'à lui, et je finissais tout de même par m'interroger. Il le remarqua instantanément, et me serra doucement la main. Pourquoi ? Pour me faire comprendre qu'il allait tout m'expliquer. Après avoir échangé quelques nouvelles et banalités, il m'entraina dans le jardin. « Comment ça se fait que tu es là... ? » Il posa son index sur mes lèvres, m'intimant le silence et m'invita à m'asseoir sur la balancelle. « Tu m'as manqué Cloé. » Doucement, il replaçait une mèche de cheveux derrière mon oreille. « Tellement manqué... » Je fermais doucement les yeux, profitant alors de ces sensations, de cette chaleur. « Je ne peux pas rester aussi longtemps loin de toi, bébé... » Ces mots me touchaient, car ce manque était cruellement partagé. Le savoir si loin me déchirait le cœur, et raccrocher le téléphone m'apparaissait comme une épreuve. Il prenait la peine de m'expliquer ce qu'il ressentait, comment il traversait tout ça et me confiait même qu'il avait l'impression qu'il n'y arriverait pas... Pas sans moi. « A quoi ça sert, si je ne peux pas partager tout ça avec toi ? Vraiment ? » Je le regardais, droit dans les yeux. « Je vais revenir bébé... Et je vais tout faire pour que tu deviennes ma femme. »

L'assistante me regardait, la bouche légèrement ouverte. En fait, elle me donnait l'impression d'être littéralement suspendue à mes lèvres. Pourtant, la suite me semblait logique pour le coup. Damian a stoppé la fac et m'est revenu. Nous avons longuement parlé, parfois bataillé pour faire entendre notre point de vue respectif concernant un éventuel mariage. Et il m'a eu, littéralement. Il a eu raison de moi, en arrivant à ses fins : me convaincre que c'était une bonne chose. J'y ai donc mis du cœur à l'ouvrage, m'investissant corps et âme dans les préparatifs. J'avais toujours Anita à mes côtés, folle de joie à l'idée de cette prochaine union. Et à l'approche de mes 21 ans, avec un consentement tardif de mes parents résignés, j'ai pris le nom de Cloé A. Rango. Pour le meilleur et pour le pire... Pourtant, je ne l'ai pas vu arriver celui-là ! Mon mariage a été le plus beau jour de ma vie. La robe blanche, mon homme dans un élégant costume noir, mes proches tous aussi beaux les uns que les autres... Gâteau, champagne, fête ! Ce fut simple et magique, à l'image de notre relation. Et rien ne me prédisait un revirement de situation. Nous avions passé un peu plus de deux magnifiques années en tant que jeunes mariés. Nous avions même commencé à parler de bébé. J'avais moi-même stoppé mes études et Damian travaillait. Certes, il n'avait pas terminé son cursus universitaire, mais il m'avait assuré que c'était sans regrets. Nous avions notre petite vie, notre routine. Chaque dimanche, nous mangions chez mes parents. Damian passait des heures à parler sport avec Eric. Jody me harcelait pour savoir quand elle allait devenir tata. Je veillais à ce que l'on atteigne notre petit paradis, notre vie idéale. En tout cas, ce que j'en pensais. Or, tout l'inverse se produisait. Tout tombait en ruine sans même que je ne m'en rende compte. Si bien qu'il y a environ neuf mois, après avoir récupéré les provisions dans le coffre de ma voiture, je suis rentrée à la maison. J'avais tout prévu, pour fêter dignement notre anniversaire. Pour l'occasion, j'avais même fait la folie de m'acheter une superbe robe rouge, au décolleté plongeant. Je l'avais monté dans la chambre... Chambre que j'avais découverte complètement retournée. Au milieu de ces vêtements, draps et autres effets personnels, un morceau de papier... Un simple « Désolé. », de cette écriture que je connaissais si bien. Mon monde s'est écroulé. Damian était parti.

« Je ne veux plus de ce mariage, vous comprenez ?! » L'assistante hoche la tête. Des questions lui brûlent les lèvres, je peux le sentir. « Quoi ? Comment je suis arrivée dans votre bureau ? » Je n'en pouvais plus de ces regards compatissants. Je ne supportais plus de voir mes parents s'inquiéter. Et je souffrais tellement dans cette maison. Les semaines passaient les unes après les autres et Damian ne donnait pas de nouvelles. A personne. Aucun signe de vie ! Il avait disparu. J'étais seule, et endetté. Entre le crédit, les factures, le coût de la vie... Sans qualifications, un salaire de petite caissière ne suffisait pas. Et je n'avais pas l'habitude d'être ainsi livrée à moi même. Il avait toujours été là. Il avait toujours été ce pilier dans ma vie d'adulte, de femme. Alors, quand j'ai compris qu'il m'avait bel et bien abandonné, j'ai tout claqué à mon tour. J'ai vendu la maison pour rembourser notre emprunt, et avec le peu qu'il me restait, j'ai décidé de partir. Je me suis arrêté à Pasadena, sans trop savoir pourquoi. Ma mère, sans doute... Et ses précieux conseils. Je suis repartie à zéro, et j'ai ouvert une pâtisserie. Oui, je fais des gâteaux, et je les fais bien. Seulement, pour balayer mes blessures, et enfin cicatriser, j'avais besoin de retrouver mon nom. « ...J'ai besoin de votre aide, madame... »