« Wallace ? Tu peux me dire ce que cela signifie ? »

Piz grinça des dents lorsque sa mère entra dans sa chambre – sans frapper, une fois de plus, malgré les demandes répétées de son fils en ce sens- avec cette manière de prononcer son prénom, qu’il détestait au moins autant que la façon qu’elle avait de le dire. L’adolescent attendit quelques secondes, avant de retirer à contrecoeur le casque qu’il avait sur les oreilles.

« Quoi encore ? » « Ne prends pas ce ton là avec moi, Wallace. On vient de recevoir ton bulletin. C’est une catastrophe. » Pas de réponse de la part de l’intéressé, si ce n’est un haussement d’épaules évasif. Suzanna Piznarski soupira, puis vint s’asseoir près du garçon sur le bord du lit, précautionneusement, comme si elle avait peur de se faire encore une fois envoyer balader. « Wallace, qu’est-ce qui ne va pas ? Tu avais pourtant de bonnes notes avant… Tu ne veux pas qu’on en parle ? » Non maman. » La réponse était tombée, sèche comme un couperet. Il ne la regardait même pas dans les yeux, fixant un point devant lui, l’air buté. Une expression qu’elle lui connaissait bien et qu’elle ne savait jamais comment interpréter. Elle soupira devant ce mur de silence, puis abandonna la partie, l’informa que le dîner serait servi à 19h, et quitta la pièce. Il ne la regarda même pas partir. Il attendit qu’elle ait refermé la porte derrière elle pour remettre ses écouteurs en place et ferma les yeux, se concentrant de nouveau sur la musique et jouant négligemment avec un jeu de cartes qui se trouvait là. Bien sûr qu’il avait eu de bonnes notes à l’époque. En primaire il était bon. Sacrément bon même. Le psychologue scolaire avait parlé de précocité, une connerie du genre – de toute façon il y avait belle lurette qu’il prenait tous les psys pour des charlatans – et dès qu’il avait été en âge de comprendre pourquoi ses camarades de classe le regardaient de travers, il avait tout fait pour saborder le navire et sa moyenne avait drastiquement chuté. Pas pour se fondre dans la masse et être accepté, ça il s’en fichait. Mais pour qu’on lui foute la paix. C’était tout ce qu’il demandait, qu’on lui foute la paix ; et au collège comme au lycée, quand on a le malheur d’être gringalet, pas très grand, et en plus un intello, la paix ne fait pas partie de ton vocabulaire. Il en était parfaitement conscient et avait choisi de prendre ses précautions. De toute façon, ce n’était pas comme si l’école l’intéressait. Il n’y avait qu’en maths qu’il faisait un minimum d’efforts, parce qu’il aimait ça, mais sinon… Il comprenait très bien, assimilait tout en une seconde en ayant à peine besoin de relire ses cours. Mais il n’avait pas envie de briller, pas de cette manière en tout cas. Et si en plus ça rendait ses parents dingues, c’était encore mieux. Il n’avait pas besoin de toute façon. Il n’avait besoin de personne.

Un ‘schtonk !’ sonore contre sa fenêtre le tira brutalement de son sommeil, quelques heures plus tard. « Piz ! » What the.. ? Encore à moitié endormi, Piz s’arracha à son lit et se traîna jusqu’à la fenêtre. En contrebas de l’imposante maison des Piznarski, il aperçut une silhouette familière. « Neal ? » chuchota-t-il en ouvrant la fenêtre. « Bordel qu’est-ce que tu fous là ? Il est trois heures du matin ! » « Tu te souviens de Margaret, la bombe de l’autre fois ? » « Ouais, et alors ? » « Elle fait une fête chez elle. » « Quoi, là maintenant ? » « Oui là maintenant, alors bouge toi un peu sinon quelqu’un va la serrer avant qu’on arrive ! » Piz soupira, puis referma la fenêtre et s’habilla en quatrième vitesse, tout à fait réveillé cette fois. Comme s’il pouvait dire non à une invitation à faire la fête, surtout quand elle venait de Neal ! Quand Piz disait qu’il n’avait besoin de personne pour se débrouiller, ça n’était pas tout à fait vrai. Il n’avait besoin que d’une personne. Neal. Son pote d’enfance, son meilleur ami, son presque jumeau.

Ils se connaissaient depuis… depuis toujours en fait. Voire même avant ça : leurs parents étaient amis de longue date, leurs père travaillaient ensemble depuis des années, bref, entre les McGeary et les Piznarski, c’était une longue et fructueuse histoire d’amitié. Suzanna était tombée enceinte un mois à peine après sa meilleure amie, et c’était ensemble qu’elles avaient été à l’hôpital pour les visites de contrôle, qu’elles avaient lu tous les bouquins disponibles sur la grossesse, qu’elles avaient réfléchi aux prénoms… Et à la surprise générale, c’était presque ensemble qu’elles avaient accouché. Mme McGeary avait mené sa grossesse à terme et senti les premières contractions alors qu’elle était justement avec Suzanna. Suzanna et son mari, Edward, avaient accompagné les McGeary à l’hôpital et s’étaient réjoui ensemble de la naissance de Neal. Et à la stupéfaction de tous, y compris des médecins, c’est en voyant Neal dans son petit berceau d’hôpital que Suzanna eut ses premières contractions elle aussi, un mois trop tôt… Le lendemain, le petit Wallace venait au monde. Une fois assurés que mini-Piz était en bonne santé, tout le monde s’accorda pour voir là un signe de la future amitié entre les deux nouveaux nés. Ils n’imaginaient pas à quel point ils avaient raison.

Très tôt Piz avait fait montre d’un caractère obtus, voire buté, et assez solitaire. Indépendant et prompt à la réplique dès son plus jeune âge, il n’avait jamais trouvé beaucoup d’intérêt à ses petits congénères. A part Neal. Neal était l’une des rares exceptions à la règle. Là où les autres avaient plutôt tendance à lui taper sur les nerfs, Neal avait toujours été irréprochable à ses yeux. Son presque frère, son presque jumeau, le seul qui le comprenait vraiment (du moins c’était ce dont il s’était persuadé), et c’était largement suffisant. Après tout, Piz et Neal avaient pratiquement été élevé ensemble, puisque leurs parents passaient beaucoup de temps les uns chez les autres, et dès qu’il avait été clair que les deux garçons s’entendaient bien (ils n’avaient même pas encore un an qu’ils manifestaient déjà des signes de profonde entente ; Suzanna et Edward s’étaient rendus compte qu’un des meilleurs moyens pour que mini-Piz arrête de pleurer, c’était de faire venir Neal !), ils avaient tout fait pour les aider à développer cette amitié. Et ça n’avait pas loupé. Piz n’était pas un gamin très expressif, mais il adorait Neal. Et ce qu’il y avait de bien avec Neal, c’était qu’il le savait, et que Piz n’avait jamais eu besoin de se répandre en preuves d’affection. Neal le comprenait bien mieux que quiconque. Alors non, il n’avait besoin de personne d’autre, il était parfaitement heureux avec Neal d’un côté et son moi intérieur de l’autre.

En grandissant ça ne s’était pas vraiment arrangé. Piz continuait de passer la majeure partie de son temps en solitaire, ou avec Neal. Ils grandissaient ensemble, et le jeune homme était très satisfait de se contenter de la compagnie d’un seul véritable ami – pour lui c’était la qualité qui primait, pas la quantité. Neal était le fonceur, le leader, le chef de leur petit duo ; Piz était plus réfléchi mais n’hésitait jamais une seconde avant de suivre Neal dans de folles aventures. Aventures qui, sans qu’il n’y réfléchisse, devenaient de plus en plus dangereuses.
« Wallace ? Qu’est-ce que c’est cette marque sur ton front ? » demanda Nathalie. Piz haussa les épaules. « Trois fois rien, juste une petite bagarre à la soirée d’hier. » « Tu t’es battu ? Toi ? Mais qu’est-ce qu’il s’est passé ? » « Mais rien j’te dis, une pauvre espèce d’abruti qui nous a provoqués, Neal et moi… On avait tous pas mal bu, et voilà… Mais attends, on a gagné hein, t’aurais vu sa tête à ce type ! On a détalé comme des lapins avant que ses potes n’arrivent en renfort, on s’est bien marrés ! »

Mais toute la dérision du monde ne pouvait empêcher Piz de voir la ride mécontente entre les sourcils blonds de Nathalie. Nathalie était, avec Neal, sa seule amie depuis leur entrée au lycée. Ils étaient dans la même classe et étaient assis l’un à côté de l’autre dans la plupart de leurs cours, et si en temps normal il ne lui aurait jamais prêté attention plus que ça, il avait décidé qu’il s’agissait forcément de quelqu’un d’intéressant à partir du moment où il l’avait vue lire une biographie de Léonard de Vinci. Quelqu’un qui s’intéressait à Vinci ne pouvait qu’être quelqu’un de bien. Et puis, il reconnaissait volontiers qu’elle était plutôt mignonne. Le problème, c’était qu’elle était très critique à l’égard des activités de moins en moins recommandables de Neal et Piz. Quand elle avait appris que Piz fumait, et pas que des cigarettes, trois mois plus tôt, elle lui avait piqué une crise et avait refusé de lui parler pendant deux semaines et demi.

« Arrête de faire la tête Nath, tu sais bien que je suis prudent ! » « Prudent, toi ? » se moqua-t-elle en haussant un sourcil, sa marque de fabrique. « Neal et toi vous êtes toujours fourrés dans des histoires pas possible. Un de ces jours il vous arrivera des bricoles. Et ne compte pas sur moi pour t’en sortir ! » « Très bien, puisque c’est comme ça, je ne te raconterai plus rien ! » s’exclama Piz, vexé par la véhémence de son amie. Elle devrait comprendre, pourtant. Neal et elle étaient les seules personnes du monde à le comprendre. Et pourtant, elle désapprouvait ce dans quoi Neal l’embarquait. Elle savait pourtant quelle était l’ambiance à la maison : les sautes d’humeur de sa mère depuis qu’elle avait appris qu’elle ne pourrait pas avoir de deuxième enfant, les absences de son père, la présence parfois intrusive des journalistes, la bonne figure qu’il fallait donner en toute circonstance… Une hypocrisie constante que Piz avait de plus en plus de mal à supporter sans hurler. Alors il envoyait tout valser. Le temps de quelques heures, avec Neal, ils allaient faire les quatre cent coups, se prenaient pour les rois du monde, s’oubliaient dans l’alcool et les substances illégales. Être sous l’emprise de l’alcool, planer, Piz adorait ça. C’était le seul moyen de déconnecter son cerveau en surchauffe et d’avoir la paix quelques instants. Bon sang, il n’avait que seize ans mais ses parents attendaient déjà de lui qu’il se comporte en adulte, son père avait décidé à sa place qu’il reprendrait l’affaire familiale, on lui foutait une pression monstre sur les épaules, et il n’avait pas le droit de se détendre un peu ?

De plus, il y avait une chose qu’il cachait à Nathalie. Depuis ses dernières frasques avec Neal (la police était venue sonner à la porte des Piznarski et des McGeary pour leur dire que leurs fils étaient au poste après avoir dégradé un arrêt de bus, ivres), Edward refusait de donner de l’argent à son fils, espérant que cela l’empêcherait de se rendre aux soirées. Mais Piz avait plus d’un tour dans son sac, et avec tous les gens peu recommandables qu’il rencontrait en soirée, il avait les bonnes connexions pour trouver un peu d’argent facilement. C’est ainsi qu’il commença, à dix-sept ans, à dealer. Il avait réussi à trouver un partenaire qui lui fournissait l’herbe, et Piz revendait, à l’école et en soirée. Neal savait. Nathalie, surtout pas. Elle le tuerait si elle l’apprenait. Et il se débrouillait pas mal, le petit Piznarski, un vrai sens des affaires. Jusqu’au jour où, un an après avoir commencé, il se fit pincer. Pour avoir voulu manger plus gros poisson que lui. Une transaction banale qui avait mal tourné, une bagarre contre un groupe alors qu’il était seul, un cutter qui était parti et lui avait entaillé l’abdomen – rien de grave, mais il en avait conservé une marque malgré les années. La police avait été appelée par des voisins, alertés par les cris. Il s’était fait embarquer à l’hôpital puis au poste de police. Lorsque son père était venu le chercher, il avait eu droit à la tarte de sa vie. Et une fois à la maison, à la crise de cris, de larmes, l’engueulade comme jamais il n’aurait cru en vivre un jour. Il n’avait jamais entendu son père hurler aussi fort, même contre ses collaborateurs incompétents. Finalement, Edward posa un ultimatum à son fils. Puisqu’il était incapable de rester dans le droit chemin, il avait le choix entre deux solutions : quitter la maison, ou rejoindre l’armée. Puisque sa famille n’arrivait pas à lui mettre du plomb dans la tête, peut-être que le service militaire y arriverait. Pendant des semaines, Piz essaya d’argumenter, jura, promit de changer complètement, supplia. Rien à faire. Pendant cette période de panique, Neal avait été d’un soutien infaillible. Nathalie par contre, avait mis beaucoup plus de temps à lui pardonner cette ultime erreur. Il n’entendrait plus parler d’elle avant plusieurs années.

Finalement, entre la rue et l’armée, Piz choisit cette dernière. Un choix atrocement difficile, qui lui donnait mal au ventre, des crises de panique, et une irrémédiable envie de se jeter d’un pont, mais il n’avait pas le choix. Il était assez réaliste pour savoir que ce choix n’en était pas un, et qu’à dix-huit, avec seulement un diplôme de lycéen en poche, il ne pourrait jamais faire des études ni trouver un travail sérieux. Son père ruinait ses plans d’avenir, et l’armée était la seule issue de secours. C’est ainsi que début septembre, à l’âge de dix-huit ans à peine, Piz s’enrôla dans l’armée et partit pour la bas emilitaire. Il ne devait plus avoir aucun échange avec son père pendant des années.

« Hey Piz. C’est l’heure de la manœuvre, lève un peu tes fesses de là ! » « Ca va j’arrive, pas besoin de débarquer comme ça ! » grogna Piz à l’adresse de son cohorte, un dénommé Luke qui faisait deux fois sa taille et, pour une raison qu’il ignorait, l’avait pris sous son aile pratiquement à son arrivée dans l’armée trois ans plus tôt. Il avait maintenant vingt-et-un ans, trois années de service derrière lui, et avait fini par s’adapter aux exigences du métier. Ca avait été dur, très dur au début. La discipline, l’uniforme, l’épuisement physique, l’épuisement moral… S’il avait été seul, Piz n’aurait jamais tenu aussi longtemps. Mais Luke, son camarade de chambrée, avait été là et l’avait remis sur pieds et poussé dans le dos chaque fois qu’il en avait eu besoin. Et rapidement, Piz avait compris qu’il fallait qu’il s’adapte, et que s’il y réussissait, il pouvait bien mieux s’en sortir que ce qu’il n’imaginait en arrivant. Il s’était donc jeté corps et âme dans les entraînements, les cours, sa formation, avait obtenu de bons résultats, assez finalement pour choisir où il voulait aller dans l’armée. C’était dans l’aviation qu’il avait décidé de s’orienter – Luke aussi était aviateur, mais un grade au-dessus de lui. Et enfin, il avait commencé à s’épanouir. Autant qu’il le pouvait en tout cas.
« Qu’est-ce que c’était cette lettre que tu lisais ? Ta petite amie ? » demanda encore Luke alors qu’ils apprêtaient les avions pour le décollage. « Dis pas de conneries, tu sais bien que non. C’est mon pote Neal. » « Ah, celui-là ! C’est bien de rester en contact avec les copains, t’as bien raison va. Faut pas perdre le pied qui nous reste dans la vraie vie, là-bas dehors. » Piz ne répondit pas. C’est vrai qu’à force d’être en caserne, on en oubliait vite le monde extérieur. Neal, et aussi Nathalie depuis qu’elle avait récemment arrêté de lui en vouloir, lui permettaient grâce à leurs lettres et leurs coups de fil, de garder la tête hors de l’eau et ne pas oublier que l’armée n’était pas tout, dans la vie. Il avait rarement des permissions, surtout qu’ils partaient bientôt en Centrafrique, mais ne désespérait pas de pouvoir sortit après les conflits et prendre un bon bol d’air. L’armée avait fini par lui plaire, mais il savait aussi que rester enfermé ici indéfiniment finirait par lui peser. C’était peut-être aussi pour ça qu’il avait choisi l’aviation. Pour pouvoir être dans les airs, seul avec lui-même, sans avoir de comptes à rendre ou de conversation à faire.
Quelques mois plus tard, il partait pour sa première mission à l’étranger, une simple mission de surveillance en Centrafrique, en 2010. Il y resta jusqu’à début 2011, avant d’être démobilisé et de revenir en Irlande avec le reste de la Irish Air Corps pour laisser l’infanterie collaborer avec les Nations Unies. Il se souviendrait toujours de cette campagne, somme toute relativement facile, même s’ils avaient rencontrés quelques difficultés et qu’un escadron –le sien- avait failli être abattu en plein vol. Il avait réussi à garder son calme et avait même été celui qui avait réussi à mitrailler l’attirail anti-aviation qui avait essayé de les couler. Un tour de force qui lui avait permis de devenir aviateur de première classe et de revenir avec au moins une anecdote héroïque à raconter. Quand il ne volait pas, il aidait l’infanterie au sol, allant rendre visite aux civils et sécurisant les zones de non-conflit. Une fois rentré, il aurait tendance à en parler avec fierté, mais au fond de lui, les images du conflit l’ont bien plus marqué que ce qu’il ne veut bien admettre. Il est très fier d’avoir contribué à aider son pays et les Nations Unies, mais définitivement, la violence n’est pas sa tasse de thé. Une fois de retour en Irlande, il commença à réfléchir, de temps à autre, à quitter l’armée. Mais il n’avait pas de diplôme, pas de qualifications, rien… Aucune perspective d’avenir, et son père et lui étaient toujours en froid, malgré les efforts de Suzanna pour les réconcilier. Jamais Piz ne pardonnerait à son père de l’avoir mis à la porte de la sorte. Plutôt rester dans l’armée toute sa vie que de lui pardonner. Alors les années s’écoulèrent, entre missions de surveillance à l’étranger –car dieu merci, l’Irlande ne fut jamais en guerre de tout son service- plus ou moins délicates et exercices au sol. Quand il avait des permissions, il retournait à Limerick mais ne logeait jamais chez lui, préférant l’hôtel pour éviter son père. Il voyait Neal, qui était toujours là, parfois Nathalie qui était partie faire ses études au Texas, et sa mère avec qui il avait un peu renoué le dialogue. Ca se résumait à ça, à sortir, et à profiter du peu de liberté qu’il lui restait avant de repartir en mission. Au moins, l’avantage, c’était que l’uniforme avait un succès fou auprès de ces dames.

« Ah Wallace, merci mille fois d’être venu. » « Où est-il ? Il va bien ? » « Il se repose pour le moment, mais je suis sûre qu’il sera soulagé de te voir. »

Piz avait été appelé en urgence, en pleine nuit, par la tante de Neal. Elle lui avait annoncé, d’une voix crispée, que Neal avait tenté de mettre fin à ses jours et qu’il avait été transporté de toute urgence à l’hôpital. Piz avait réveillé Luke de force, et à eux deux, ils avaient réussi à convaincre leurs supérieurs d’accorder une permission exceptionnelle à Piz, alors qu’il en avait déjà eu une deux jours plus tôt. La mort des parents de son meilleur ami l’avait frappé comme une claque en pleine figure, même s’il n’en avait jamais été très proche, il les connaissait depuis sa naissance… A l’enterrement, il avait vu ses parents –la première fois qu’il revoyait son père depuis des années – dévastés par la perte de leurs si proches amis. Et surtout, il avait vu Neal. Il aurait voulu rester plus longtemps, s’assurer qu’il irait bien, qu’il ne ferait pas de connerie. Malheureusement il y avait une manœuvre délicate à préparer, et son sergent ne lui avait laissé que sa journée, le temps d’aller à l’enterrement et d’en revenir. C’était peu, ça n’était pas assez. Piz sentait que quelque chose n’allait pas chez Neal. Qu’il allait se passer quelque chose. Son instinct le lui disait. Il avait fait tout son possible à l’enterrement et à la veillée funèbre pour soutenir son ami, ne l’avait pas lâché d’un pouce, l’avait tenu à l’écart quand il avait senti qu’il n’en pouvait plus des condoléances de parfaits inconnus et de la présence des journalistes, il en avait même fait déguerpir plusieurs d’ailleurs. Puis il avait dû rentrer, la mort dans l’âme. Il avait appelé Neal le soir même pour s’assurer qu’il allait bien, puis le lendemain… Et ce soir, l’appel de sa tante. Neal avait tenté de se donner la mort. Aussitôt il avait sauté dans un avion et était revenu. Dans sa tête, tout s’embrouillait. Que s’était-il passé ? Qu’était-il passé dans la tête de Neal pour qu’il fasse une chose pareille ? Pourquoi ne lui avait-il rien dit ?

« Tu n’as pas à t’en vouloir Wallace, personne n’a rien vu venir. » dit la tante de Neal comme si elle lisait dans ses pensées. « Mais Neal est très instable. La mort de ses parents l’a énormément perturbé. Je crois que… Qu’il va falloir prendre des mesures. »

Au début, Piz avait protesté. Mettre Neal sous surveillance ? Jamais de la vie ! Il savait très bien qu’il ne le supporterait pas. Mais les jours passant, les visites à Neal s’enchaînant, Piz changea peu à peu d’avis. Finalement, il donna, à contrecoeur, son approbation aux médecins et à la famille, conscient que sa voix allait avoir un poids important dans la balance. Neal l’avait très mal supporté. Il s’en était douté. Mais il n’avait pas le choix. C’était ça, ou prendre un risque énorme que la prochaine fois, il ne se loupe pas… Il put voir Neal une dernière fois avant son retour à la caserne. Son ami ne daigna même pas le regarder. Quelques semaines plus tard, après des dizaines de mails et appels restés sans réponse, il apprit de la tante de Neal que ce dernier partait pour les Etats-Unis.

C’est Luke et Nathalie qui, sans le savoir, convainquirent Piz de partir à son tour. Il ne passa pas une journée sans se ronger les sangs pour Neal, sans regretter d’avoir pris cette décision même s’il savait qu’il avait eu raison, sans dépérir de ce ressentiment et de cette trahison. L’armée ne présentait plus aucun attrait pour lui, il n’avait qu’une envie, en partir. Mais pour aller où ? Faire quoi ? Luke l’avait encouragé, lui rappelant qu’il était loin d’être crétin et qu’il s’en sortirait d’une manière ou d’une autre. Nathalie, qui était déjà au Texas et s’était installée à Pasadena pour son nouveau travail, lui avait dit que Neal était bien là-bas et qu’il pouvait les rejoindre, qu’elle l’aiderait à trouver du travail et un logement. Assis à son bureau, une pièce de monnaie dans la main qu’il s’amusait à faire disparaître et réapparaître, Piz réfléchissait, la dernière lettre de Nathalie sous les yeux. Partir au Texas. Etait-ce vraiment une bonne idée ? Qu’aurait-il à faire là-bas ? Et Neal accepterait-il seulement de le voir ? Finalement, après d’interminables réflexions, il alla voir son sergent et lui annonça qu’il comptait démissionner.

« Neal, ne ferme pas cette porte et écoute-moi s’il te pl… » *PAN*

Quelques minutes après s’être pris la porte de Neal en pleine poire, Piz était assis sur un banc, dans l’une des rues commerçantes de Pasadena, un mouchoir sur le nez pour tenter d’enrayer l’hémorragie. C’était une catastrophe. Il était arrivé à Pasadena la veille, accueilli par Nathalie qui lui avait trouvé un petit hôtel (elle vivait dans un studio et ne pouvait pas l’accueillir chez elle) et lui avait donné l’adresse de Neal qu’elle avait trouvé au bout d’une rapide petite enquête. Il avait aussitôt voulu aller le voir, mais avait été accueilli assez… froidement. Neal ne l’avait même pas laissé parler. Il lui avait directement refermé la porte au nez. Littéralement. Ca faisait mal. Au nez, et à l’amour propre. Assis sur son banc, accablé, Piz se disait qu’il n’aurait jamais dû venir ici. Le sergent lui avait proposé d’aller voir son ami aux Etats-Unis et de réfléchir avant de démissionner pour de bon, finalement c’était peut-être une bonne chose. Il n’avait rien à faire à Pasadena. Il ne connaissait pas la ville, il n’aimait pas la chaleur, il n’aimait pas l’accent texan, il n’avait pas de boulot, pas d’appart’, et Neal n’accepterait jamais de le voir, c’était sûr. Il était au fond du trou. Finalement, il s’apprêtait à décider de tout laisser tomber, quand il entendit une voix plus forte que les autres :

« Approchez mesdames et messieurs, approchez ! Mademoiselle, n’ayez pas peur, venez donc près de moi et choisissez une carte ! Oui oui oui, au hasard, allez y je ne regarde pas… »
Sa curiosité piquée au vif, Piz se leva, jeta son mouchoir ensanglanté à la poubelle, et alla voir ce qu’il se passait. Un magicien de rue, comme il le pensait, sûrement pas plus âgé que lui, les yeux pétillants de malice et un immense sourire aux lèvres. Il se posta assez près pour bien voir, observant attentivement la routine du magicien, appréciant sa dextérité même s’il avait quelques progrès à faire, il devait bien être le seul dans l’assistance à remarquer ses failles, invisibles quand on ne sait pas où les chercher. Finalement, il applaudit en même temps que les autres, puis alla aborder le jeune homme :

« Dites-moi, juste pour être sûr, ce que vous avez fait là… C’était bien un ruffle-force ? » « Hein ? Oui c’était bien ça, monsieur a l’œil on dirait ! » « Je n’étais pas sûr d’avoir bien vu, mais merci pour la confirmation. » « Vous vous y connaissez en magie on dirait, vous êtes du métier vous aussi ? » demanda le magicien, curieux. « Seulement pendant mon temps libre. Je fais plutôt de la manipulation… » Il sortit une balle en mousse de sa poche et, après quelques gestes précis, en fit apparaître une deuxième dans son autre paume sans qu’on ne sache d’où elle vienne. « Et de l’hypnose, un peu. » « C’est énorme ! » s’exclama le jeune homme, avant de lui tendre la main. « Je me présente, Lincoln Bing pour vous servir. Et vous ? » « Wallace Piznarski. Mais appelez-moi Piz. »

C’est ainsi que Piz, qui était tout prêt à repartir en Irlande, trouva une nouvelle raison de rester à Pasadena. C’était la première fois qu’il rencontrait quelqu’un d’aussi enthousiaste face à sa magie, même Neal n’avait jamais compris pourquoi il était passionné à ce point. Lincoln l’avait rappelé quelques jours plus tard, ils s’étaient revus, et depuis étaient devenus assez bons camarades. La compagnie de Lincoln était des plus distrayantes, et Piz prenait plaisir à lui donner deux-trois trucs et l’aider à améliorer ses routines et ses passes. D’une manière ou d’une autre, Piz vit cette rencontre comme un signe que finalement, Pasadena pourrait mieux lui convenir qu’il ne le pensait. Et puis, grâce à Nathalie, il avait trouvé une annonce dans le journal, une jeune femme qui recherchait un colocataire. Une certaine Neve, qu’il avait rencontré une fois avant qu’ils ne signent le bail. Elle avait un sacré grain cette nana-là, mais globalement, les premiers jours de leur colocation se passaient bien, et l’ex-militaire n’avait pas à se plaindre. Au moins, entre elle et Lincoln, il n’avait pas le temps de s’ennuyer. Il avait aussi trouvé un job, il ne savait pas vraiment comment, grâce à Nathalie encore qui avait l’air de connaître tout le monde en ville, comme surveillant dans une école primaire. Piz, surveiller des gosses… Une vision qu’il n’aurait jamais pensé voir se réaliser un jour. Pourtant, il faut bien vivre, et puis finalement, les enfants ne sont pas si horribles que ça – enfin, pas tous, disons qu’il y en a quelques uns de supportables dans le lot, et la magie les fait souvent taire quand ils ne sont pas sages pendant les heures d’étude. Quant à Neal… La suite restait encore à écrire.